Chemin Sainte-Foy vers 1951

Chemin Sainte-Foy vers 1951
1951 Boucherie Bégin et les commerces avoisinants. Il s'agit d'une photographie représentant la boucherie Bégin située au 900, chemin Sainte-Foy, entre les avenues Saint-Sacrement et Marguerite-Bourgeoys. On y voit également les commerces avoisinants, dont la lingerie Leduc. Le cliché a été pris en direction nord. Fonds : Ville de Québec. Cote : Q-C1-14-N002934

mardi 19 décembre 2017

Les grandes résidences le long du chemin Sainte-Foy

Cet article est le deuxième d'une série de six recherches commandées à Rémi Guertin, Ph. D. Géographe, dans le cadre d'un Projet d'initiative du Conseil de quartier Saint-Sacrement et grâce au soutien financier du Conseil d'arrondissement de la Cité Limoilou.



Le développement de Québec vers l’ouest ne sera pas le fait d’une avancée progressive du front urbain, mais plutôt le fait de vagues successives lors desquelles l’urbanisation fera parfois des sauts dans l’espace. Ces vagues se lisent aisément le long du chemin Sainte-Foy, pour qui est moindrement attentif aux fluctuations architecturales de son paysage. À ce titre, le chemin Sainte-Foy peut être vu comme une sorte de parcours d’archéologie urbaine le long duquel se révèlent les différentes strates de l’urbanisation de Québec (Guertin, 2011; 2015). Le Chemin Sainte-Foy, dans cette perspective, disposerait d’une dimension patrimoniale. 


Dès les premiers jours de la ville, de riches marchands vont s’installer à distance de la ville fortifiée, comme Pierre Puiseaux qui s’était fait bâtir, après 1637, une résidence qualifiée de « "bijou du pays" » (DBC, 1966, 570). De son côté, Jean Bourdon, l’arpenteur qui a tracé la nouvelle ville de Québec, vraisemblablement sur le modèle de Valetta (Guertin, 2011), occupait une vaste résidence du côté du chemin Sainte-Foy (LeMoine, 1885). Ainsi, tout au long du régime français, l’élite locale se fait concéder de vastes domaines à l’ouest de Québec.

Au lendemain de la conquête, les Britanniques vont reprendre plusieurs de ces domaines, parfois délaissés par une élite qui retourne en France. Ce désir britannique de s’installer à distance de la ville prendrait sa source dans l’esprit d’une époque bercée par les idéaux véhiculés par la philosophie des Lumières. Rappelons par exemple, très schématiquement, les positions d’un Jean-Jacques Rousseau à l’égard de l’importance de la nature sur la psyché humaine ainsi que ses positions sur une éducation devant être donnée à l’abri des influences de la civilisation (pour ne pas dire loin de la ville). Cette élite britannique est en quelque sorte mobilisée, sinon emportée, par des valeurs préromantiques. Ainsi, là où la terre, sous le régime français, exprimait une hiérarchie sociale organisée à partir du Roy, les mêmes propriétés, en raison d’un nouveau contexte social, deviennent l’expression d’un individualisme en émergence (Mélançon, 1997). Il est à noter toutefois, comme le souligne Yves Mélançon, qu’avec le régime britannique, le paysage de cette proche campagne ne change guère; il faudra attendre le phénomène de la villa pour qu’il commence à se transformer (idem, 77).

Cette villa incarne les valeurs d’un individualisme apparu à partir de la Renaissance, un individualisme qui se généralise avec le XIXe siècle et qui va, entre autres choses, s’appuyer sur la propriété privée pour s’exprimer; la distance entre la ville et la villa prend alors une nouvelle signification (Bazin, 1968; Mathieu et Kedl, 1993; Mélançon, 1997; Guertin, 2011). Mieux encore, cette élite va vraisemblablement manifester une préférence pour le promontoire en raison de sa capacité à soutenir (au propre comme au figuré) cet individualisme : l’unicité du promontoire aurait eu la capacité de suggérer l’unicité de ces (ses) propriétaires (Guertin, 2011). Autrement dit, cette évasion vers la proche campagne n’aurait pas été le fait d’un désir de s’éloigner des turbulents faubourgs — ce ne sont pas tant les faubourgs qui menacent que le regard qu’on porte sur eux qui change (Turcotte, 1979) — que le fait d’une aspiration à vivre conformément à des idéaux véhiculés par les arts et la littérature. Plus tard, dans le siècle, une bourgeoisie marchande — des nouveaux riches? — aura tendance à imiter cette élite retranchée en campagne depuis le début du XIXe siècle. Notons au passage certains indices qui laissent entrevoir une différence culturelle entre certains groupes sociaux : pendant que l’élite britannique se réfugiait dans la proche campagne, l’élite marchande d’origine écossaise aurait préféré s’installer intra-muros (Guertin, 2011).


Il est intéressant de souligner l’impact urbanistique de ces grands domaines sur le devenir de la haute-ville : de façon générale, ils seront remplacés par des institutions et des projets d’envergures — tours de copropriétés, banlieues pavillonnaires cossues — tandis que les anciennes fermes auront eu tendance à accueillir des projets domiciliaires plus modestes (banlieues isomorphes, plex, etc.). Dans cette perspective, Jacques Delisle aura utilisé l’expression de « réserves foncières » pour désigner ces grands domaines (1981, 141). En d’autres termes, l’étalement urbain des années 1950, qui peut être en bonne partie associé à l’axe monumental de Québec, ne s’est pas fait seulement au hasard des terrains achetés par des promoteurs; il est également le fait d’un cadastre hérité d’une autre époque qui a servi d’assises à une élite qui cherchait à exprimer, par la propriété, des valeurs, des espérances, une vision du monde et sa place dans ce dernier. Le Samuel-Holland, qui a été bâti en lieu et place d’un ancien domaine, vient spontanément en tête. Plus à l’ouest, un domaine ayant appartenu aux frères de la Saint-Vincent-de-Paul est sur le point d’être transformé en copropriétés.


Il est intéressant de souligner un phénomène assez unique dans l’histoire de Québec, un phénomène qui va se manifester également dans Saint-Sacrement : de nombreuses communautés religieuses vont profiter de la marginalisation continentale de Québec (c. 1875 - 1900) pour acquérir des domaines de l’ouest. Les raisons ayant mené à ce choix de localisation géographique ne sont pas claires. D’une part, il est possible que de nombreuses communautés se soient senties à l’étroit dans les vieux murs. D’autre part, elles ont peut-être anticipé le développement de Québec vers l’ouest, voyant l’achat de ces domaines comme un investissement. Ou alors, dans certains cas, se cherchaient-elles des domaines suffisamment vastes pour pouvoir y pratiquer l’agriculture et ainsi s’assurer d’une indépendance tout en disposant des moyens de souvenir leurs œuvres? Bref, les communautés religieuses ont effectué un mouvement d’évasion qui mériterait d’être étudié (Guertin, 2011).


Dans le quartier Saint-Sacrement, nous pouvons nommer spontanément l’ancienne villa Rosewood, acquise par les Sœurs de la Congrégation Notre-Dame en 1864, où elles vont ériger le collège Notre-Dame-de-Bellevue. De même, les Sœurs du Bon-Pasteur auraient occupé, à une époque, la villa Broad Green, jadis située sur le chemin Sainte-Foy (Patri-Arch, 2006). À l’est de Belvédère, les Jésuites vont acquérir la villa Téviot (centre hospitalier Courchesne) qu’ils vont rebaptiser villa Manrèse.




En 1921, ils déménagent de l’autre côté de la rue et occupent la villa Hamwood, elle aussi baptisée Manrèse. « Située au 630 chemin Sainte Foy » la villa Hamwood sera agrandie à cinq reprises entre 1921 et 1976 » (Turcotte, non daté).



Soulignons au passage que les communautés religieuses vont généralement conserver la villa — Rosewood sera démolie! — et l’intégrer à leurs couvents par agrandissement (Ville de Québec, 1988). La villa Bijou serait un exemple de ce modus operandi, laquelle fut acquise par les sœurs de Saint-Joseph–Saint-Vallier (Ville de Québec, 1988).





Ces grandes propriétés étaient avant tout des résidences privées et se faisant, leur histoire demeure tout autant… privée. Toutefois, à une autre époque, les journaux se faisaient le relais des activités mondaines, ce qui nous permet d’avoir un aperçu des activités quotidiennes que pouvaient accueillir ces vastes propriétés. Alors voici les toutes dernières nouvelles de la décennie… 1880 relativement à Morton Lodge!



Morton Lodge était à cette époque un lieu de rendez-vous des raquetteurs de Québec. En effet, et selon l’Électeur du jeudi 12 février 1885, le samedi suivant, madame Joly (la dame des lieux?) conviait les membres du club de raquette de Québec à venir chez elle se réchauffer. L’activité fut renouvelée au moins une autre fois puisque le club de raquettes Québec a convié le club de raquette de l’Union commercial à réveillonner à Morton Logde le 2 février 1888. En 1894, Morton Logde fut acquise par un certain Carrier, « marchand de farine en gros », pour le prix de 5 000 $. Cette propriété fut peut-être endommagée par un incendie ou tout simplement démolie puisque le Courrier du Canada précise que « M. Carrier commencera dès la semaine prochaine la construction d’un cottage pour remplacer Morton Lodge et en faire sa résidence ».


Rémi Guertin Ph.D.
géographe



Références


Le Courrier du Canada du vendredi 9 mars 1894 (http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2541496).

Delisle, Jacques (1981), Morphologie urbaine et tenures foncières à Sainte-Foy et Sillery. Mémoire de deuxième cycle, Québec, Université Laval.

Dictionnaire biographique du Canada (1966), George W. Brown, Marcel Trudel et André Vachon, Québec et Toronto, Presses de l'Université Laval et University of Toronto Press.

L'Électeur du jeudi 12 février 1885 (http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2514449).

L'Électeur du samedi 28 janvier 1888 (http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2515377).

(2015), Clin d'œil sur cinq quartiers de Québec. Québec, éditions GID.

Guertin, Rémi (2011), Québec, la capitale sans ville. Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles.

Lemoine, J.M. (1885?), Monographies et esquisses. Québec, Le Nouvelliste éditeur. Disponible en ligne sur le site de la BANQ : http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2022934.

Mathieu, Jacques et Eugen Kedl (1993, sdr), Les plaines d’Abraham: le culte de l’idéal. Québec, éditions du Septentrion.

Mélançon, Yves (1997), L'aménagement des Parcs des Champs de Bataille et Victoria à Québec: une hypothèse structurale. Thèse de troisième cycle, Québec, Université Laval.

Patri-Achr (2006), Évaluation patrimoniale des couvents, monastères et autres propriétés de communautés religieuses situés sur le  territoire  de  la  ville  de  Québec. Rapport synthèse. Entente de développement culturel entre la Ville de Québec et le ministère de la Culture et des Communications, Québec.

Turcotte, Gilles (non daté), « La présence jésuite à Québec du 17e siècle à nos jours », article paru sur le Brigand, blogue du site de la Province du Canada français et d’Haïti de la Compagnie de Jésus. Site consulté en décembre 2017 à http://www.jesuites.org/Brigand494-3.htm.

Turcotte, Marc-André (1979), Éléments d'analyse de la notion d'espace, thèse de troisième cycle, Université de Montréal.

Ville de Québec (non daté), Avenue de Manrèse, fiche toponymique consultée sur le site de la Ville de Québec en décembre 2017 à https://www.ville.quebec.qc.ca/culture_patrimoine/patrimoine/toponymie/repertoire/fiche.aspx?IdFiche=931.


Iconographie

Collection de cinq cartes de la région de Québec illustrant quelques villas localisées entre la rue Belvédère et la rue Holland.
H. S., Sitwell et William Francis Drummond (1867), Contoured plan of the environs of Quebec, Canada East, surveyed in 1865-6 under the direction of Lieut. H. S. Sitwell, R. E. and under the superintendence of Lieut. Col. Wm. F. Drummond Jervois,R. E., C. B., Southampton, Ordnance Survey Office (http://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2244440?docref=4O6tD8Xrln5ocwuab4k9Dg).

Livernois, J. Ernest (1865), Morton Lodge. Photographie déposée à la BANQ (http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/1958666).

Livernois, J. Ernest (1865), Bijou. Photographie déposée à la BANQ (http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/1958665). Bijou était une villa localisée à l’est de Belvédère.

Villa Manrèse Québec, Maison de retraites. Montréal : Hélio-Brome Beauchemin. Carte postale  déposée à la BANQ, http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2247591. Cette carte postale montre la villa Teviot à l’époque où les Jésuites l’utilisent comme maison de retraite. La villa a peu changé par rapport au bâtiment construit par Richard Cassell en 1849-50 (Ville de Québec, 1987).

Villa Manrèse : façade. Carte postale montrant la Villa Manrèse entre 1921 et 1936, déposée à la BANQ (http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/1952081). Il s’agit de la seconde Villa Manrèse, occupée par les Jésuites à partir de 1921 sur l’ancien domaine Hamwood. Comme la villa a été agrandie par les Jésuites à plusieurs reprises, il est possible que le corps central du bâtiment corresponde à celui de la villa Hamwood.


Couvent des S.S. de St-Joseph de St-Vallier (192?). Carte postale. A. Papeghin éditeur, Paris. Déposée aux archives de la BANQ (http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/1951206).

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