Cet article est le sixième et dernier d'une série de six recherches commandées à Rémi Guertin, Ph. D. Géographe, dans le cadre d'un Projet d'initiative du Conseil de quartier Saint-Sacrement et grâce au soutien financier du Conseil d'arrondissement de la Cité Limoilou.
Quelques points de repère en guise d’introduction
En 1863, la Quebec Street Railway Co. obtient
l’autorisation d’implanter un réseau de tramways hippomobiles sur rails de
bois. En 1878, une autre entreprise, la St. John Street Railway, fait
circuler des voitures similaires en haute-ville, jusqu’à la rue Cartier.
En
1897, la Quebec District Railway met en service un tramway électrique.
Ce tramway, qui roule sur des rails de fer, dessert deux circuits — du marché
Champlain à la rue de l’Aqueduc; du Château Frontenac à l’avenue des Érables en
empruntant les Saint-Jean et la Grande Allée — tout en assurant une liaison
entre la haute et la basse ville.
Plus tard, une série de fusions mène à la
consolidation de la Quebec Light Rail & Power Co. (1890). Les
voitures de la nouvelle compagnie, fabriquées à New York, peuvent accueillir
jusqu’à 27 passagers. On dit également qu’elles étaient munies de
chaufferettes.
Le tramway électrique disparaît de Québec à la fin des
années 1940, étant graduellement remplacé par un service d’autobus
implanté à partir de 1937; la dernière ligne de tramway est celle du quartier
Saint-Sauveur, laquelle fut fermée le 26 mai 1948.
Propriétés foncières, promoteurs et tramways
Quelques compagnies foncières s’étaient implantées à l’ouest
de Québec, et notamment la Montcalm Land. Ce qui retient d’emblée notre
attention, c’est le nom du dirigeant de cette dernière : Rodolphe Forget.
Député de Charlevoix à la Chambre des Communes entre 1904 et 1917, Rodolphe Forget
fut un homme d’affaires influent de la région de Montréal.
Non seulement
était-il lié à la Montcalm Land, mais il avait participé à l’achat de la
Compagnie du Gaz de Québec et à la création de la Quebec Railway,
Light, Heat and Power Company. Avec cette entreprise, « il tenta de
reproduire le modèle de la Montreal Light, Heat and Power Company »,
c’est-à-dire établir un monopole dans le domaine de la distribution
d’électricité (Jedwab, non daté). Saint-Sacrement était donc à la fois témoin et
objet d’une coïncidence — pour ne pas dire d’une puissante fusion — entre les
pouvoirs foncier, financier et industriel. Il faut dire que le monde des
affaires et de la politique à cette époque constitue un espace plutôt étroit
(encore aujourd’hui?). Par exemple, maire de Québec (1870 – 1874), président de
la chambre de commerce de Québec et député de l’Assemblée nationale, Pierre
Garneau fut président de la Quebec Street Railway Co. de 1863 à 1878.
Dans un tel contexte de proximité politico-financière, il ne faut pas s’étonner
si, à partir de 1910, le service de tramway est prolongé en direction des
terrains des spéculateurs de l’ouest.
Soutenir le développement urbain pour assurer la
rentabilité du tramway… et vice-versa!
Si la Quebec Land cible le secteur de Saint-Sacrement,
c’est possiblement en raison de la proximité du nouveau parc industriel
Saint-Malo. Les promoteurs espéraient peut-être que les ouvriers d’en bas
viendraient s’installer en haut (Patri-Arch, 2012). Aussi, la côte
Saint-Sacrement, qui permet de lier ensemble différentes voies de communication
et, plus largement, les deux villes de Québec (la haute et la basse),
pouvait contribuer à la dynamique du développement du nouveau quartier.
Pour une époque où l’automobile n’est pas encore
généralisée, Saint-Sacrement se trouve à bonne distance du pôle de Québec. Dans
cette perspective, le tramway représentait une alternative des plus
intéressantes pour espérer un développement rapide du secteur. Bref, pour ces promoteurs-industriels-spéculateurs,
le prolongement du tramway vers l’ouest aurait été fait pour assurer un lien
plus fort entre leurs investissements fonciers, industriels (électricité) et
commerciaux (tramway) et le marché qu’ils cherchent à développer.
Ainsi, en
1926 le tramway est prolongé vers Saint-Sacrement à partir du boulevard
Saint-Cyrille (René-Lévesque), où passe depuis 1910 la ligne desservant
Sillery. De Saint-Cyrille, le tramway empruntait l’avenue Marguerite-Bourgeoys
et la rue Garnier, jusqu’à l’avenue Marois (idem, 24-25).
Mais en dépit d’un service quotidien de tramway, le
développement de Saint-Sacrement s’essouffle après un premier boom de
construction survenu autour de 1910 (idem, 25). Est-ce à dire que le
quartier était (encore) trop loin de Québec? Toujours est-il que cette observation
est intéressante, car elle se trouve à relativiser l’impact présumé de certains
équipements dits structurants sur l’urbanisation; si une hirondelle peut
faire le printemps, ce n’est pas un investissement ou un équipement qui peut
nécessairement faire la ville...
Des anecdotes
Le 12 août 1925, les journaux de Québec font état de la
construction d’une voie ferrée sur la rue Garnier pour le transport de la
pierre utilisée pour la construction de la maison des Frères des Écoles
chrétiennes (chemin Sainte-Foy). Le transport de la pierre était autorisé à
condition qu’il n’ait pas d’impact sur le transport en commun.
Un petit article paru dans la chronique La vie courante
de l’Action nationale de février 1933
nous permet d’entrevoir le genre d’ambiance qui pouvait régner dans une voiture
de tramway roulant sur le circuit de Saint-Sacrement; l’auteur écrit :
« Comment habituer les enfants aux vocables français lorsqu’ils voient
l’anglais régner en maître dans le commerce? […] Un tramway de Québec —
Basse-Ville-Saint-Sacrement — m’offrit récemment un champ d’observation
identique [à ce que l’auteur avait vu à Montréal]. Je comptai quatorze annonces
[anglaises]. Il n’y en avait qu’une rédigée en français » (Homier, 1933,
2-3). Comme quoi certaines préoccupations ne datent pas d’hier...
Un mode de transport qui n’était pas sans risque
Les journaux de l’époque rapportent régulièrement des
accidents impliquant les tramways de Québec ou encore de tramways qui quittent
leurs voies. Ainsi, le 31 août 1927 fut un jour tragique pour la famille
Garneau de la rue Garnier, quand leur fille de trois ans fut frappée par un
tramway; elle a eu un bras amputé. Dans un tout autre registre, l’Action
catholique du 30 juin 1928 rapporte qu’un tramway à l’arrêt au terminus de
l’École de Chimie (rue Garnier) avait été frappé par la foudre lors d’un
violent orage.
Une transition houleuse vers l’autobus
La transition vers l’autobus sera accompagnée d’un vif débat
au sein de l’opinion publique, comme en font foi plusieurs articles parus dans Le
Soleil notamment. Par exemple, on peut lire dans un article du 30 novembre 1946
que : « Les experts condamnent, en principe, ce système devenu
désuet de transporter les citadins ». Citant Jacques Gréber, l’urbaniste
qui conçut le plan d’Ottawa, l’article soutient que le tramway nuit à la
fluidité de la circulation, contribuant à l’augmentation de la congestion dans
les rues de Québec. Si plusieurs s’entendent pour dire que le tramway est une
des sources de la congestion à Québec, des citoyens vont défendre malgré tout
le tramway. Ce fut le cas de la Ligue des citoyens de Saint-Sacrement qui
réclame à plusieurs reprises certes des autobus, mais également le maintien du
tramway.
En février 1935, la Ligue des citoyens de
Saint-Sacrement demande l’implantation d’un service d’autobus entre Saint-Malo
et Saint-Sacrement, car à l’époque, le tramway pour la basse ville passait par
le carré d’Youville. Cette demande sera renouvelée en juin 1937. En avril de
l’année suivante, la Ligue des citoyens de Belvédère ne demande rien de moins
que le remplacement des tramways par des autobus. Dès cette époque, le tramway
aurait donc commencé à avoir mauvaise presse auprès de certains citoyens,
lesquels sont de plus en plus nombreux à posséder une voiture. En mars, la Quebec
Light Rail & Power Co. avait annoncé la mise à l’étude du remplacement
des tramways par un réseau d’autobus.
En février 1939, la Ligue des citoyens de Saint-Sacrement
s’oppose à la disparition des tramways dans le quartier; ils invoquent alors la
capacité d’un tramway à transporter trois fois plus de voyageurs qu’un autobus.
Autrement dit, les citoyens craignent alors une baisse de service. La Ligue
remonte aux barricades en mars de cette même année pour réclamer à nouveau le
maintien du tramway. Ainsi, les citoyens de Saint-Sacrement vont non seulement
s’impliquer dans le maintien d’un service de transport en commun efficace pour
leur quartier, mais, par le fait même, ils se trouvent à participer au débat
sur l’avenir du transport en commun à Québec.
Si la guerre ralentit le remplacement des tramways, le 6
février 1941 la Ville de Québec et la Quebec Light Rail & Power Co.
signent une entente devant mener à la mise en place d’un service de transport
en commun par autobus.
Cette brève incursion dans l’histoire du transport en commun
est intéressante dans la mesure où elle met en lumière le fait que, bien
souvent, les préoccupations urbaines et les débats d’opinion d’hier
peuvent ressembler à ceux d’aujourd’hui. Si les gens de Québec étaient, dans
les années 1940, préoccupés de congestion et de transport en commun,
encore aujourd’hui ils le sont, avec parfois des arguments qui ne sont pas sans
évoquer ceux d’hier.
Un appel à la communauté
Mais voilà, l’histoire du service de tramways dans
Saint-Sacrement ne semble pas avoir fait l’objet d’une attention particulière;
les photos et les documents à son sujet se font rares, sinon inexistants. Le
Conseil du quartier Saint-Sacrement profite donc de ce billet pour faire un
appel à tous. Vous avez des anecdotes ou des souvenirs liés au tramway? Vous
avez des photos sur lesquelles nous pouvons apercevoir les tramways de
Saint-Sacrement? Ne manquez pas de les partager avec nous!
Rémi Guertin Ph.D.
géographe
Références
Cet article doit
beaucoup à monsieur Jean Breton de la Société d’histoire d’autobus du Québec
(S.H.A.Q) qui a patiemment épluché les journaux de Québec des années 1930
et 1940 pour effectuer la liste de tous les articles relatifs à la Quebec
Railway Light & Power Co.
Bergeron, G. (1990). La belle
époque des tramways. Cap-aux-Diamants, 5 (4), 19–22; https://www.erudit.org/fr/revues/cd/1990-v5-n4-cd1041559/7549ac/
Homier, Pierre (1933), La vie
courante. Texte publié par l’Action nationale, février, pp.2-4. Article
consulté sur le site de la BANQ à http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/2163597.
Jedwab Jack (non daté),
« FORGET, sir RODOLPHE », dans Dictionnaire biographique du Canada,
vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003 –, consulté le 12
déc. 2017, http://www.biographi.ca/fr/bio/forget_rodolphe_14F.html
L’historique.
Article publié sur le site du Réseau de Transport de la Capitale et
consulté en décembre 2017 (https://rtcquebec.ca/Default.aspx?tabid=365&language=fr-CA).
Patri-Arch (2012), Inventaire du
patrimoine bâti des quartiers de Sainte-Foy, Sillery et Saint-Sacrement à
Québec. Synthèse architecturale et patrimoniale. Étude réalisée dans le
cadre de l’Entente de développement culturel intervenue entre le ministère de
la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec et la
Ville de Québec (https://www.ville.quebec.qc.ca/apropos/participation-citoyenne/conseils_quartier/saintsacrement/Visualiser.ashx?id=1438).
Pierre Garneau. Article
biographique paru sur le site de l’Assemblée nationale et consulté en
décembre 2017 à http://www.assnat.qc.ca/fr/deputes/garneau-pierre-3345/biographie.html
Réseau de transport de la Capitale. Article publié sur le site Wikipédia,
l’encyclopédie en ligne et consulté en décembre 2017 à https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9seau_de_transport_de_la_Capitale
Tramway de Québec.
Article publié sur Wikipédia, l’encyclopédie en ligne et consulté en
décembre 2017 à https://fr.wikipedia.org/wiki/Tramway_de_Québec
Tramway. Article
publié sur le site de la Ville de Québec, section Patrimoine; consulté
en décembre 2017 à https://www.ville.quebec.qc.ca/culture_patrimoine/archives/pages_histoire/tramways.aspx.
Ville de Québec (1988), Montcalm
Saint-Sacrement. Nature et architecture : complices dans la ville.
Québec, Ville de Québec.
Illustrations
Portrait de Rodolphe Forget. Source : Library and Archives Canada, PA
127 236, collection Thérèse Casgrain sur Wikipédia
Intérieur d’un tramway (ca 1930). Archives de la Ville de Québec;
fonds : Collection iconographique de la Ville de Québec,
photographie : CI-N001838. URL : https://www.ville.quebec.qc.ca/culture_patrimoine/archives/recherche/archive.aspx?aid=7549
Rails de tramway sur le chemin Sainte-Foy (1942). Archives de la Ville de Québec;
fonds : Ville de Québec, négatif : Q-C1-14-N001852. URL : https://www.ville.quebec.qc.ca/culture_patrimoine/archives/recherche/archive.aspx?aid=32015
Les premiers chars à chevaux circulant à Saint-Roch (avant 1900). Archives de la Ville de
Québec; fonds : Collection iconographique de la Ville de Québec,
photographie imprimée : CI-N010290. URL : https://www.ville.quebec.qc.ca/culture_patrimoine/archives/recherche/archive.aspx?aid=9599
Chemin Sainte-Foy (1929).
Archives de la Ville de Québec; fonds : Collection iconographique de la
Ville de Québec, photographie : CI-N000020. URL : https://www.ville.quebec.qc.ca/culture_patrimoine/archives/recherche/archive.aspx?aid=6655
Electric cars first day (ready to start) 19 juillet 1897 (1987). Archives de la Ville de Québec; fonds
de Louis Lachance, internégatif : P075-N012517. URL : https://www.ville.quebec.qc.ca/culture_patrimoine/archives/recherche/archive.aspx?aid=11591.
Les autobus de la Québec Railway, Light and Power Co. Source :
photojrad.shost.ca.
Tramway au coin des rues Joffre et Saint-Cyrille (aujourd'hui le boulevard René-Lévesque), source: Jean Breton.
Carte
Québec, carte
dessinée par D. Boucher en avril 1918. Échelle approximative : un pouce au
mille pieds. NMC 20654. La ligne de tramway est représentée par un trait tracé
au centre des rues.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire
Remarque : Seuls les membres de ce blogue sont autorisés à publier des commentaires.