Dans le cadre d'une collaboration spéciale avec la Société historique de Québec, cet article publié dans la revue Québecensia en mai 2019 est repris intégralement sur le blogue Saint-Sacrement illustré.
par Martin Dubois, consultant en patrimoine architectural
Du point de vue urbanistique et architectural, l’évolution du quartier Saint-Sacrement s’inscrit dans le grand courant d’urbanisation des villes nord-américaines du début du XXe siècle. L’interaction de divers acteurs tels le conseil municipal, les promoteurs immobiliers et les communautés religieuses a contribué au développement de ce quartier surtout résidentiel, mais parsemé d’immeubles institutionnels, religieux et commerciaux à l’architecture variée (note 1).
Le chemin Sainte-Foy, l’épine dorsale du quartier
En continuité de la rue Saint-Jean, le chemin Sainte-Foy, cette voie sinueuse apparue à la fin du XVIIe sièclepour rejoindre le village de Sainte-Foy, possède d’abord une vocation agricole. Le tracé fondateur se transforme, au cours du XIXe siècle, avec l’arrivée de grands propriétaires terriens issus de la bourgeoisie anglaise qui fuient alors la ville et les épidémies de choléra.Les villas estivales qui s’implantent sur de grands domaines deviennent rapidement des habitations permanentes. Morton Lodge, Bannockburn, Hazel Cottage, Glenburnie, Broad-Green, Holland et Rosewood sont parmi les principaux domaines de villégiature que l’on trouve d’est en ouest sur le chemin Sainte-Foy (note 2). Si ces villas sont maintenant toutes disparues, les limites de certains grands domaines sont encore imprégnées dans la trame urbaine grâce à d’importantes institutions qui ont pris la relève. À titre d’exemple, la Congrégation de Notre-Dame acquiert la villa Rosewood du domaine Bellevue en 1864. Un vaste couvent est érigé sur la propriété en 1872-1873. Cette école pour jeunes filles sera agrandie à plusieurs reprises, dont en 1960, pour devenir le collège Notre-Dame de Bellevue. Pour leur part, les Sœurs du Bon-Pasteur prennent possession de la villa Broad-Green en 1907 pour y établir l’Hôpital de la Miséricorde et la crèche Saint-Vincent-de-Paul, qui deviendra par la suite l’imposant complexe Monseigneur-Lemay. Le domaine Holland, devenu plus tard le domaine Ross, a quant à lui survécu jusque dans les années 1950. Les terrains au nord du chemin Sainte-Foy sont cédés pour la construction de l’hôpital Jeffery Hale, tandis que la partie sud est peu à peu subdivisée pour la construction d’une école, du YWCA, puis du complexe d’habitation Le Samuel-Holland. Une partie non construite de l’ancien domaine Ross a permis l’aménagement du parc Samuel-Holland.
Parmi les autres propriétés institutionnelles du quartier Saint-Sacrement qui ont profité de grandes terres avant la densification résidentielle, notons l’Hôpital du Saint-Sacrement (1924-1927), le Collège Saint-Charles-Garnier (1933-1935) des Jésuites, implanté sur le boulevard Saint-Cyrille (René-Lévesque), ainsi que le Collège François-Xavier-Garneau, dont les édifices ont été bâtis par l’Université Laval. À l’étroit à l’intérieur du quartier latin dans le Vieux-Québec, l’Université achète en 1919 un grand terrain de 28 hectares appelé terrasse Dandurand, du nom de son ancien propriétaire, W.-H. Dandurand, dans le but d’y implanter ses facultés de sciences pures et appliquées. Après la construction de l’École de chimie (1925), de l’École des mines (1940-1941), puis du pavillon Monseigneur-Vachon (1948), l’Université Laval se rend compte que le terrain ne pourra satisfaire à ses besoins de plus en plus grands. Elle décide de déménager l’ensemble de ses activités sur un autre emplacement, à Sainte-Foy, où un campus moderne est érigé. Quelques années plus tard, avec la création des cégeps, le collège Garneau emménage dans les anciens pavillons universitaires. Il gère le site depuis.
L’École de chimie de l’Université Laval implantée sur la terrasse Dandurand en 1925. (Source : BAnQ) |
Une nouvelle paroisse
En 1915, le cardinal Louis-Nazaire Bégin (1840-1925) donne aux religieux du Très-Saint-Sacrement l’autorisation de fonder à Québec une maison de noviciat, dont on compte aussi faire un centre de rayonnement eucharistique. On leur confie également la destinée de la nouvelle paroisse du Très-Saint-Sacrement. À leur établissement, les pères se portent acquéreurs d’un terrain sur le coteau Sainte-Geneviève, propriété du député conservateur Victor Châteauvert.
La première église du Très-Saint-Sacrement et le noviciat des Pères, vers 1920. Déplacée, l’église servira plus tard de salle paroissiale. (Photo : Thaddée Lebel, Archives de la Ville de Québec) |
Dès leur arrivée en 1915, les religieux font bâtir une petite église de bois en bordure du chemin Sainte-Foy. Revêtue de bardeaux d’amiante-ciment, cette église temporaire est destinée à être remplacée rapidement, quand les fonds seront suffisants. Comme prévu, elle est déplacée au nord-est du terrain, près de l’avenue du Père-Pelletier, pour faire place à l’église actuelle, construite en 1920-1924. La nouvelle église, œuvre de l’architecte Charles Bernier, est d’inspiration néomédiévale française et devient dès lors l’un des principaux points de repère de la haute-ville avec ses deux clochers caractéristiques (note 3).
L’église du Très-Saint-Sacrement. (Photo : Martin Dubois) |
Le lotissement résidentiel
Au début du XXe siècle, le lotissement du futur quartier Saint-Sacrement s’inscrit dans un grand mouvement de spéculation. Ainsi, l’exiguïté et l’insalubrité des faubourgs poussent les résidents vers la périphérie, là où il y a davantage d’espace. Après le quartier Montcalm, c’est le secteur situé au sommet de l’avenue Saint-Sacrement qui voit la construction domiciliaire s’accélérer. Le principal facteur qui influence le développement de ce quartier est la proximité des industries de Saint-Malo en basse-ville, permettant l’établissement d’une population ouvrière.
Dès 1909, la compagnie immobilière Montcalm Land aménage, en vue de la construction d’habitations, un vaste terrain situé à l’extrémité ouest de Ville-Montcalm et compris aujourd’hui entre l’avenue Holland à l’est, le boulevard Laurier au sud, l’avenue Eymard à l’ouest et le sommet du coteau au nord. Traversé par le chemin Sainte-Foy, ce terrain n’est alors qu’un immense champ sans infrastructures urbaines ni services publics. Plusieurs facteurs expliquent pourquoi la compagnie désire mettre en valeur cet endroit. Dans l’esprit de son directeur, Rodolphe Forget, également député conservateur fédéral, la croissance rapide de Québec ne peut qu’amener une vaste clientèle d’ouvriers intéressés par la construction des usines dans Saint-Malo. De même, l’extension du réseau de tramway de la Quebec Railway, Light, Heat and Power, dont Forget est l’un des principaux dirigeants, permet de relier les terrains de la Montcalm Land à Québec. En effet, après une première ligne de tramways implantée à Sillery en 1910, une nouvelle ligne dessert l’avenue Marguerite-Bourgeoys et la rue Garnier jusqu’à l’avenue Marois à partir de 1926. Les autres infrastructures urbaines (ouverture et pavage de rues, réseau d’aqueduc et d’égout, éclairage) sont pour leur part à la charge de la municipalité. Entre 1910 et 1913, la Montcalm Land fait construire quelques maisons modèles sur l’avenue Marguerite-Bourgeoys pour stimuler la vente de terrains. Ces duplex, maisons en rangée ou à logements apparaissent dans les publicités pour promouvoir le développement de ce nouveau quartier (note 4).
L’une des maisons modèles, comprenant quatre logements, que la Montcalm Land fait construire en 1913 sur l’avenue Marguerite-Bourgeoys pour stimuler ses ventes de terrains. (Photo : Martin Dubois) |
La compagnie immobilière Les Habitations Bellevue est quant à elle à l’œuvre sur une partie du terrain de la terrasse Dandurand. Sur les lots de la rue Garnier et du boulevard de l’Entente, entre les avenues Eymard et Marois, la compagnie bâtit une trentaine de maisons d’une valeur de 4500 $ à 5000 $. Sur le plan architectural, la compagnie Les Habitations Bellevue privilégie les maisons jumelées qui empruntent au courant Arts and Crafts.
Maisons jumelées d’inspiration Arts and Crafts construites vers 1922 sur le boulevard de l’Entente par Les Habitations Bellevue. (Photo : Martin Dubois) |
Après un petit boom de construction dans les années 1910 et 1920, le développement s’essouffle. Ce n’est réellement qu’après la crise économique et la Seconde Guerre mondiale que Saint-Sacrement connaît un développement urbain intensif qui changera son visage. On y trouve de belles maisons typiques de l’après-guerre implantées sur des rues orthogonales bordées de majestueuses rangées d’arbres. Ces rues portent des noms de personnages historiques (Marie-Rollet, Frontenac, De Callières, De Longueuil, De Repentigny, etc.).
En 1943 est fondé un syndicat coopératif qui prend le nom d’Habitation familiale de Saint-Sacrement.Cette coopérative a pour but de rendre la propriété accessible aux familles tout en freinant le mouvement de spéculation foncière. La coopérative acquiert des terrains qu’elle vend ensuite à des particuliers à qui elle interdit la revente avec profit tant qu’existe la coopérative. En 1946, l’Habitation familiale achète des religieuses de Bellevue une bande de terre sur laquelle sera tracée l’avenue Eymard. Les religieuses acceptent la transaction en spécifiant ceci dans l’acte de vente : « L’acquéreur ne devra permettre la construction que pour des maisons familiales à logement unique et enlignées les unes vis-à-vis des autres, à des gens ou citoyens de bonne réputation, tant au point de vue moral que social (note 5). »
L’Habitation familiale se porte ensuite acquéreur des terrains laissés vacants par la compagnie Queen City Realty, qui a tenté, au début du siècle, de lotir des terres à l’ouest de Bellevue, le long des avenues Madeleine-De Verchères et Painchaud; elle voulait en faire un quartier chic et résidentiel, l’Eastmount Park, comparable au Westmount de Montréal. La Queen City Realty avait péché par excès d’optimisme quant au développement économique que devait connaître la région et n’a pas eu le succès escompté. L’Habitation familiale poursuit ensuite ses activités du côté des avenues Ernest-Gagnon, Sir-Adolphe-Routhier et Louis-Fréchette, dont l’uniformité des constructions, toutes unifamiliales, témoigne du principe de base de la coopérative : « une maison pour chaque famille (note 6) ».
Un quartier en constante évolution
Le vent de modernité qui a balayé le Québec durant les années 1960 à 1980 n’a pas épargné le quartier, qui a vu apparaître quelques tours de bureaux et de logements. Par la suite, la vente progressive de propriétés de communautés religieuses a permis de poursuivre la densification du quartier. La résidence Monseigneur-Lemay des Sœurs du Bon-Pasteur, autrefois maternité, crèche, orphelinat et école, a été réhabilitée en écoquartier, la Cité Verte, dont le développement se poursuit actuellement. La propriété de l’ancien collège Bellevue a également été lotie ces dernières années. Après l’ensemble la Cité Bellevue construit dans les années 1980, de nouveaux bâtiments résidentiels apparaissent actuellement autour de l’ancien établissement d’enseignement. La venue de complexes immobiliers destinés aux retraités change également le paysage urbain, notamment sur les terrains du Jeffery Hale. Le secteur commercial du chemin Sainte-Foy, entre la rue Holland et l’école primaire, conserve toutefois son aspect de « village » avec ses commerces de proximité qui résistent aux grandes surfaces des quartiers en périphérie. Bref, le quartier Saint-Sacrement continue d’évoluer tout en préservant un patrimoine bâti qui témoigne de ses phases de développement.
Notes